Apéro Thématique: Comment repenser notre société en s’inspirant du Buen Vivir?
Le 25 Janvier nous avons eu la joie d’accueillir trois intervenants de qualité pour répondre à cette question ; Jordie Ansari, Doctorante en anthropologie sociale et ethnologie, spécialiste du Buen Vivir et de la mise en œuvre des droits des peuples autochtones au sein de la politique bolivienne, Pierre Lucot, Architecte et membre de la coopérative d’éducation populaire mouvement Utopia et Florent Kohler Maître de conférences, anthropologue spécialiste de l’ethnologie amérindienne.
Le Buen Vivir : qu’est-ce que c’est ?
Le Buen Vivir ou « Sumaj Kawsay » en quechua trouve son origine dans les cosmovisions andines où le développement humain est intrinsèquement lié à celui de la nature. Le Buen Vivir est notamment connu en Bolivie et en Equateur et invite à repenser le rapport de l’Homme à la Nature. En effet, le Buen Vivir appelle à une harmonie entre les humains et le non-humain, ce que les andins qualifie de « Pachamama » ou Terre-mère (les animaux, les végétaux, la nature au sens large, le cosmos). Cette vision du monde soutient que tous les êtres sont interconnectés et interdépendants. Convaincus du bien-fondé du Buen Vivir, plusieurs Etats se sont réappropriés cette « vision du monde ». L’Equateur en 2008, suivi de la Bolivie en 2009 ont inscrit ce concept dans leurs Constitutions, appelant ainsi à « reconstruire la vision de communauté des cultures ancestrales » mise à mal par le modèle capitaliste et consumériste.
L’homme possesseur de la nature
Jordie Ansari, nous rappelle qu’en occident, la culture s’entend d’abord par opposition à la nature : est naturel, ce qui se fait tout seul, ce qui est inné. Par opposition est culturel ce qui porte la trace de l’homme. Or, dans le concept de Buen Vivir l’homme et la nature ne peuvent être distingués et ont la même valeur. Elle avance également que pour les peuples indigènes la nature ne peut avoir de valeur marchande et être exploitée. A l’opposé, dans notre monde occidental capitaliste un arbre n’a souvent de valeur que lorsqu’il est coupé et devient marchandise.
Florent Kohler cite quant à lui René Descartes et Claude Lévi-Strauss, rappelant que chacun avait une vision bien différente de la place de l’homme dans son environnement. Si le premier défendait une vision anthropocentriste (l’homme étant considéré comme l’unité centrale et la plus importante de l’univers), le second affirmait que les droits des hommes s’arrêtent où commencent ceux des autres espèces, principe reconnu par le Buen Vivir.
Pierre Lucot ajoute, pour illustrer le désir de domination de l’homme sur la nature, que la Révolution Industrielle avait comme objectifs le bien-être de l’Homme et possibilité de s’extraire de sa dépendance à la nature. Il cite alors l’Anthropocène qui est désigné comme l’époque à partir de laquelle l’Homme a commencé à avoir un impact géologique sur la planète. Si certains spécialistes font débuter cette époque à l’ère industrielle (dès le XIXe siècle), d’autres placent cette date en juillet 1945 quand ont explosé les bombes nucléaires à Hiroshima et Nagasaki et que des particules radioactives sont venus profondément et durablement modifier l’environnement.
Retenons de cela que l’Homme, en cherchant à devenir indépendant de la nature et à la dominer, l’a profondément modifiée et détruite.
L’agro-écologie au cœur du Buen Vivir
Le Buen Vivir représente également des valeurs de solidarité, de réciprocité. Jordie Ansari cite à ce sujet les Ayllus en Bolivie, ces communautés composées de plusieurs familles qui travaillent de façon collective dans un territoire de propriété commune. Elle souligne l’échange qui existe entre les cultivateurs concernant les pratiques de construction, d’irrigation, de semailles. Cette forme d’organisation, qui primait avant la conquête espagnole, a été fortement mise à mal par la notion de propriété privée importée d’occident. Toutefois, en inscrivant le Buen Vivir dans sa constitution, la Bolivie a réaffirmé sa volonté de revaloriser l’agriculture traditionnelle rurale de son pays, agriculture éthique et biologique. Cette forme d’organisation est également celle promue au travers de l’agroécologie. Le projet « Biofermes Internationales » soutenu par SOL l’illustre parfaitement en encourageant des échanges de savoir-faire et de pratiques entre des communautés paysannes d’horizons différents mais mettant en place des alternatives agroécologiques.
Outre les pratiques de coopération, le lien à la terre, le respect de celle-ci, de ses cycles est présent tant dans le Buen Vivir que dans l’agro-écologie. Florent Kohler rappelle d’ailleurs que l’agro-écologie en tant que pratique fait partie du Buen Vivir.
L’agro-écologie et le capitalisme : deux concepts opposés
Florent Kohler oppose par ailleurs capitalisme et agroécologie. Si le premier concept implique de dominer la nature, d’accumuler les ressources, de les faire fructifier le second implique de laisser la nature faire son œuvre, de ne pas viser un rendement excessif mais bien une production équilibrée, naturelle. Il sera rappelé en conclusion de l’évènement que c’est d’ailleurs l’objectif d’un usage financièrement rentable des terres agricoles qui a mené à cultiver 70% des terres pour nourrir les animaux quand 70% des personnes qui ont faim dans le monde sont des paysans qui ont perdu le droit de cultiver leur terre en autonomie. Le capitalisme a été la source d’un accaparement massif des terres des paysans au nom du rendement et de la productivité.
De plus, Pierre Lucot ajoute que cette maximisation des profits recherchées en permanence, est responsable d’une extension massive et dangereuse des espèces (à un rythme aujourd’hui entre 100 et 1 000 fois plus élevé que le taux moyen d’extinction qu’a connu jusqu’ici l’histoire de l’évolution de la vie sur Terre -J.H.Lawton et R.M.May, Extinction rates, Oxford, Oxford University Press-) ainsi que des crises financières répétitives que nous traversons. Selon lui, tous ces facteurs sont liés et la Terre est épuisée.
Le Buen-vivir nous ouvre perspectives
Repenser nos relations aux temps et aux espaces
Pierre Lucot souligne alors l’importance d’utiliser cet épuisement, cette limite atteinte, comme un tremplin pour créer un meilleur avenir commun. UTOPIA, mouvement dont il est membre, a répertorié dans le Buen Vivir plusieurs points principaux sur lesquels pourraient s’appuyer la construction d’une société nouvelle. Nous avons précédemment cité parmi ceux-ci le lien à la nature, de la gestion commune des biens et l’agroécologie. Il cite également la relation au temps, la taille (des mégalopoles, de villes, etc.), la relation à la vitesse et enfin, la notion de frontière.
Ces derniers points nous invitent à nous poser de nombreuses questions sur une future société souhaitable : Quand le mythe de la linéarité (progrès et accumulation de richesse infinis) prendra-t-il fin ? Quand tiendrons-nous compte de la notion circulaire du temps, qui implique que les ressources se renouvellent, à leur rythme? Quelle est la taille adéquate de nos lieux de vies dans ce monde qui change ? Quelle échelle est la bonne pour assurer la sécurité alimentaire des populations ? Comment la sécurité alimentaire peut-elle être assurée en temps de crise dans les espaces surpeuplés et bétonnés que sont les villes ? Enfin, si les animaux ne connaissent pas les frontières, nous les hommes en érigeons. Quel frein représentent-elles pour la solidarité, le partage ?
Répondre à ces questions permet de poser les bases d’une société entièrement repensée dans ses rythmes, ses objectifs mais aussi ses potentialités de survie.
Gérer les Communs
La notion de frontières précédemment abordée nous renvoie d’ailleurs à celles de propriété privée et de partage des Communs. Pierre Lucot nous rappelle ce qu’est qu’un Commun : il s’agit d’une ressource et d’une communauté de personne qui profite de cette ressources ainsi que des lois qui existent pour faire perdurer cette ressource de façon durable. Les biens communs existent (l’air, l’eau, etc…) mais pour l’instant l’absence de lois globales et de communautés désignées pour les protéger en tant que Commun mène à leur pollution massive. Pierre Lucot souligne à ce sujet toute l’importance de gérer le Commun à petite échelle, celle du village, de la commune.
Cette échelle est d’ailleurs celle qui peut garantir la sécurité alimentaire des populations paysannes. En industrialisant l’agriculture, nous avons détruit leur autonomie, leur capacité à se nourrir. Cela nous invite à recréer des communautés autonomes dans leur production alimentaire, comme le prône le Buen Vivir, comme le font les Ayllus. Des communautés s’organisant à petit échelle et produisant localement ce dont elles ont besoin.
Bâtir une société plus sobre
Sur ce point, Pierre Lucot nous ouvre aussi des perspectives politiques. Il nous faut bâtir une société solidaire, responsable, une société qui sait gérer ce dont elle veut disposer afin de ne pas porter préjudice aux générations futures. Cela ouvre également les perspectives d’une industrie différente. Il imagine, tout comme Florent Kohler, un modèle industriel basé sur les besoins réels des consommateurs et une consommation sobre et non la maximisation infinie des profits, l’obsolescence programmée et le gaspillage. Florent Kohler introduit alors le concept de sobriété heureuse . Il cite également la décroissance (Serge Latouche ) et la convivialité (Yvan Ilitch ). Tous ces concepts, rappelle-t-il, ont en commun de prôner une consommation raisonnée et utile des biens. Il rappelle enfin qu’en consommant moins, mieux et local on favorise une économie locale et solidaire et des produits vendus à un prix juste.
Il conclut en rappelant que le Buen Vivir est lui-même basé sur ce modèle économique local et solidaire, et que pour que celui-ci puisse se répandre chez nous, il faut commencer par s’engager et refuser de consommer trop et mal.
Éduquer différemment
Jordie Ansari conclut quant à elle son intervention en nous rappelant les nombreuses perspectives éducatives que nous offre du concept de Buen Vivir : celui-ci promeut le vivre ensemble, l’équité homme-femme, la coopération. L’éducation telle que prônée par le Buen Vivir raconte aussi l’histoire des vaincus de la colonisation. Elle valorise la mémoire des peuples autochtones et de ce qu’ils ont subi. Les langues locales, telles que le Quechua en équateur, sont enseignées ainsi que les pratiques traditionnelles (soigner par les plantes par exemple). La Cosmogonie et la dimension spirituelle ainsi que la transmission de contes et légendes ancestraux ont leur place à l’école. Dans les communautés andines traditionnelles, l’école est un lieu ouvert sur la famille, la communauté. Tous les membres de la communauté sont appelés à intervenir auprès des enfants et participent à leur éducation, au sens large.
Nous avons donc, dans le Buen Vivir, de nombreux éléments qui peuvent nous inspirer à repenser nos sociétés. SOL, en soutenant des alternatives agroécologiques en France, en Afrique et en Inde participe à ce changement nécessaire et urgent. Cet apéro thématique s’est donc conclu sur une note d’espoir bienvenue : le changement est possible et le Buen Vivir est une source indéniable d’inspiration.
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