Apéro thématique: Accords de libre-échange, Impact agricole et sociétal
Le 5 avril 2017, nous avons accueilli avec plaisir trois grands experts pour débattre et échanger sur cette question : Jacques Berthelot, agroéconomiste, spécialiste des politiques agricoles et des enjeux du libre-échange pour SOL, Lala Hakuma Dadci, coordinatrice de l’Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs (AITEC) spécialiste du commerce international et alternatives à l’extractivisme, et Thierry Pouch, chef du service études économiques de l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture à Paris et chercheur à l’Université de Reims.
Le libre-échange : un concept créé par le capitalisme
Lala Hakuma Dadci nous rappelle que le libre-échange est une vision du commerce qui découle du capitalisme considérant le capital comme le moteur de l’économie. Sa forme a évolué depuis les accords du GATT (1947) et leur nombre n’a cessé d’augmenter avec la multiplication des accords régionaux ou bilatéraux (comme le TAFTA ou le CETA). C’est à partir des années 1990 que paraissent les premiers documents critiquant les impacts du libre-échange, notamment dans le domaine agricole pour les pays en développement.
Ces accords sont régis par de nombreuses lois qui contraignent les États et notamment les pays en développement qui ont un pouvoir de négociation moins fort. Le libre-échange instaure ainsi une relation déséquilibrée entre acteurs.
Le libre-échange comprend, à sa base, la suppression des droits de douane au nom de la libre circulation. En conséquence, les États perdent un revenu significatif mais aussi ne peuvent plus protéger (par des barrières tarifaires) des secteurs clés de leur économie. Ces derniers se retrouvent confrontés à l’importation en masse avec des prix qui peuvent être plus faibles mais souvent au détriment de la qualité. Ceci peut provoquer une véritable catastrophe sectorielle
Le commerce s’empare de la norme
Le seul moyen qu’ont les États soumis aux règles de libre-échange de protéger leurs secteurs clés est de poser des barrières non-tarifaires empêchant les entreprises étrangères de s’installer (comme les normes environnementales, structurelles, …). Toutefois, le libre-échange tend aujourd’hui à attaquer ces barrières ce qui est préoccupant souligne Lala Hakuma Dadci. Par exemple, la question des privatisations et des ouvertures des marchés publics est un enjeu notamment en Europe et permet à des entreprises étrangères de prétendre au même titre que des entreprises locales d’agir. Cette situation peut mener à une augmentation du prix des services et des infrastructures d’un pays. Nous pouvons également penser aux brevets de propriétés intellectuelles dans le secteur médical où certains médicaments brevetés permettent à une entreprise de faire un maximum de profit sur un produit pourtant essentiel pour la santé de certains malades.
Comme le démontre Lala Hakuma Dadci : le libre-échange évolue en vase clôt car il y a une contradiction notable entre les droits commerciaux et les droits humains ou les engagements sur le climat. Un exemple flagrant touche les enjeux des ressources naturelles. Nous sommes à une époque où nous n’avons jamais autant été sensibilisés aux causes et aux conséquences du réchauffement climatique. Pourtant les accords de libre-échange permettent l’ouverture des marchés pour l’exploitation des ressources naturelles dans les pays partenaires. Ceci facilite les échanges d’énergies fossiles alors que nous mettons en place, d’un autre côté, des accords environnementaux d’importance globale (comme récemment la COP 21 et la COP 22).
Les APE en Afrique de l’Ouest
Pour citer un autre exemple concret, Jacques Berthelot nous présente les APE (Accords de partenariats économiques) et leurs impacts sur l’économie locale.
Après la décolonisation, les 6 Etats de l’Union européenne ont établi des accords commerciaux privilégiés (Convention de Yaoundé en 1963) avec 18 anciennes colonies françaises, élargies aux Conventions de Lomé avec l’entrée des anciennes colonies du Royaume-Uni après son adhésion à l’UE en 1973 et aujourd’hui on compte 79 pays ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique). Or dans les années 1990, trois pays andins et 6 pays d’Amérique centrale exportateurs de bananes ont protesté au GATT puis à l’OMC à partir de 1995 au nom du principe de non discrimination car ils devaient payer des droits de douane à l’UE alors que les pays ACP en étaient exemptés. L’UE a été condamnée et a alors décidé de transformer ses accords commerciaux non réciproques avec les pays ACP en accords de libre-échange, appelés Accords de Partenariat Economique (APE), volet commercial de l’Accord de Cotonou signé en 2000. Pourtant, si la discrimination est interdite selon un critère géographique, elle est possible selon le niveau de développement.
Les pays ACP souhaitaient négocier un accord global pour tous les pays mais l’UE a refusé, donnant la préférence à 7 accords régionaux, dont 5 en Afrique sub-saharienne plus ceux des Caraïbes et du Pacifique. Comme les APE régionaux prévoient que les pays ACP libéralisent 80% de leurs importations venant de l’UE en 15 à 20 ans, la Direction générale Commerce de la Commission Européenne qui négocie ces APE s’est arrangée pour que chaque APE regroupe des Pays En Développement et des Pays les Moins Avancés, qui se verront ainsi privés du privilège de l’Accord « Tous sauf les armes » qui leur aurait permis de continuer à taxer 100% de leurs importations venant de l’UE.
Pour l’APE de l’Afrique de l’Ouest (la plus importante) les sociétés civiles se sont fortement mobilisées contre cet accord mais les gouvernements n’en n’ont pas tenu compte. En juillet 2014, ces gouvernements ont paraphé les accords. Toutefois trois États (la Gambie, le Nigéria et la Mauritanie) refusent de le signer car leurs entreprises locales sont trop fragiles pour une telle ouverture.
Du fait de ces refus, l’accord ne devrait pas voir le jour mais, précise Jacques Berthelot, l’UE a trouvé un dérivatif grâce aux APE intérimaires signés par le Ghana et la Côte d’Ivoire fin 2007 et ratifiés et appliqués depuis fin 2016. Ces deux Etats conservent pour le moment leurs barrières douanières mais d’ici 2 ans pour la Côte d’Ivoire et 5 ans pour le Ghana ils devront réduire progressivement les droits de douane sur leurs importations venant de l’UE. Ces deux APE intérimaires vont détruire l’intégration régionale, censée être le premier objectif des APE, puisque les 14 autres Etats d’Afrique de l’Ouest devraient reinstituer des droits de douane sur leurs importations de ces deux Etats s’ils ne veulent pas être envahis par des produits qu’ils auront importés à droits nuls de l’UE.
Le plus désastreux pour la souveraineté alimentaire de l’Afrique de l’Ouest est que les céréales (hors riz) et la poudre de lait seront totalement libéralisées dès le début (dans 2 ans en Côte d’Ivoire et 5 ans au Ghana) alors que le droit de douane actuel est déjà minime (5%), au bénéfice de l’UE qui a exporté en 2016 3,4 millions de tonnes de céréales et 2,5 millions de tonnes de produits laitiers (en équivalent-lait) en Afrique de l’Ouest, grâce à des subventions de respectivement de 215 et 169 millions d’euros.
Si les APE sont signés : dans les premières années, les Etats d’Afrique de l’Ouest gagneront plus (grâce aux gains sur la TVA perçue sur les importations qui augmenteront du fait du détournement des échanges au détriment de celles venant du reste du monde) mais après le gain s’estompera. En 2035, les pertes cumulées de droits de douane s’élèveraient à 32 milliards d’euros. On ne saurait oublier l’impact catastrophique de l’APE en termes humains puisque, avant même que l’APE soit mis en oeuvre, selon FRONTEX les immigrants illégaux dans l’UE arrivés de 5 pays d’AO identifiés (Nigéria, CI, Guinée, Sénégal, Gambie) sont passés de 26 356 en 2014 à 91 401 en 2016. Avec l’APE leur nombre bondirait et la forte poussée du chômage et de la misère ne pourraient qu’inciter les jeunes à rejoindre les groupes terroristes comme Boko Aram au Nigéria et les autres mouvements jihadistes au Nord Mali.
C’est à cause de ces effets dramatiques pour l’économie africaine et aux impacts négatifs pour la souveraineté alimentaire de ces pays que SOL avec d’autres associations ont lancé une pétition contre les APE qu’il est encore possible de signer.
La donne économique change
Depuis les années 1990, on peut voir une multiplication des accords bilatéraux et régionaux car l’idée d’accords multilatéraux commence à s’essouffler précise Thierry Pouch. Il est bon de remarquer également que les pays émergents réussissent à prendre de plus en plus de poids dans les négociations et peuvent empêcher la signature de pareils accords. Par exemple, l’Inde l’a déjà fait à deux reprises pour protéger son agriculture.
Un fait important, depuis 2008, la croissance des échanges est en baisse pour arriver en dessous de la croissance de production : ce qui est inédit !
Le CETA
Pour commencer, Thierry Pouch rappelle que signer un accord ne veut pas dire qu’il est ratifié, que les États adoptent véritablement l’accord. Par exemple, bien que l’accord entre l’UE et le Canada (CETA) soit signé, il faudra attendre 2 à 4 ans pour que le texte passe par tous les parlements nationaux de l’UE et soit (peut-être) ratifié. Les États peuvent d’ailleurs faire pression sur l’accord par ce biais pour modifier le texte. Par exemple, la Wallonie s’est opposée à la signature de l’accord entre l’UE et le Canada en démontrant une forte résistance. Grâce à cette pression, la région a obtenu des clauses spécifiques qui lui permettent de protéger son agriculture en temps de crise.
Pour le CETA, l’enjeu est encore de toucher aux droits de douanes. Dans le domaine de l’agriculture en général, les droits de douane sont encore élevés aujourd’hui dans une idée de protection. Par exemple, si vous avez des droits de douane très élevés pour les produits laitiers au Canada, c’est avant tout une protection pour ce secteur qui est moins compétitif que le secteur laitier européen.
Thierry Pouch ajoute qu’il ne faut pas oublier que l’accord est déséquilibré. C’est le marché européen qui va importer de manière massive. Il faudra d’ailleurs que l’UE cumule tous les accords déjà signés entre les États membres et le Canada, ce qui fragilisera certains secteurs comme celui de la viande bovine. Cet accord demande également une modification sectorielle dans certains domaines pour répondre à des contraintes spécifiques. Par exemple, le CETA comprend l’exportation en Europe par le Canada de viande bovine sans hormone et porcine sans ractopamine alors que le pays n’en produit pas aujourd’hui mais il pourra s’adapter à cette nouvelle donne.
De plus pour cet accord (mais aussi pour l’OMC), les fluctuations des monnaies ne sont pas prises en compte alors qu’elles apparaissent à l’avantage du Canada.
Le TAFTA
L’UE est depuis plusieurs années excédentaires dans ses échanges avec les États-Unis. Le TAFTA leur permettrait de récupérer des parts de marché en Europe souligne Thierry Pouch. Ces accords permettraient par exemple aux États-Unis de faire du Parmesan ou du Roquefort (qui sont considérés comme des marques par les Etats-Unis). Ces accords de libre-échange deviennent alors des enjeux de propriété intellectuelle, restant avant tout liés aux enjeux économiques et négligeant les questions de qualité, de santé, de sécurité et de souveraineté alimentaire.
En cas de ratification de l’accord, les gains au commerce seront deux fois plus élevés pour les États-Unis et les pertes pour le secteur de la viande rouge en UE se chiffreraient à plus de 12 %.
Toutefois, on suggère qu’avec l’arrivée du Président Donald Trump à la Maison Blanche, le TAFTA serait mis en veille.
Bien que les négociations de ces accords de libre-échange se soient faites dans la plus grande opacité pour les citoyens et même pour les parlementaires européens des Etats membres, il est essentiel que les citoyens puissent être informés, s’engagent et apportent leur poids au plaidoyer fait par la société civile afin de peser dans ces décisions internationales.
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Lire et visionnez le podcast de l’apéro thématique de Mai 2016 sur TAFTA/ CETA et agriculture…